La 1ère révolution industrielle a fourni une prothèse à nos muscles grâce aux machines. Cette Nième révolution de l’industrie, celle de l’Intelligence Artificielle, est davantage une prothèse à nos cerveaux. Compte-rendu de la première table ronde consacrée à « l’intelligence artificielle au service de l’ingénierie » organisée lors de notre évènement Manufacturing Digital Innovation début avril. Quels apports en matière d’innovation ? Quels impacts sur le métier d’ingénieur ? Faut-il avoir peur de l’IA ? Trois invités pour répondre à ces questions :
Jean-Baptiste CHANCERELLE, Digital transformation for Engineering, RENAULT GROUP
Jean-Baptiste FANTUN, CEO, NUKKAI
Sylvain LEGRAND, Manufacturing Manager France, AUTODESK
Une rapide définition de l’intelligence artificielle ? Pour JB. Fantun, « cela désigne une vaste classe d’algorithmes qui permettent à la machine de réaliser les tâches habituellement réservées aux humains : lire et comprendre un texte, mener une enquête, planifier ses vacances, faire un dessin… Et comme il y a différentes intelligences humaines, il y a aussi différentes intelligences artificielles. » JB Chancerelle de Renault, rajoute : « l’IA a la capacité à collecter et traiter massivement des données à travers des outils très puissants capables d’en extraire un sens ». Enfin, côté Autodesk, c’est l’application de design génératif qui illustre le mieux ce qu’est une IA au service de l’ingénierie : un logiciel capable de générer des formes innovantes de vos pièces à partir des contraintes initiales variées que vous lui indiquez.
Et dans le quotidien d’un ingénieur automobile ? « C’est une aide quotidienne pour concevoir des véhicules toujours plus complexes, avec toujours plus de normes, le tout dans un marché qui évolue plus rapidement et plus fortement que les 50 dernières années. Pour cela, il faut être plus agile, plus innovant, réduire les temps d’exécution et cela avec des processus plus robustes. Cela passe par l’exploitation régulière des données structurées ou non. Exemple : l’étude de l’usage des palettes au volant de la nouvelle Mégane électrique pour les améliorer sur les nouveaux produits. Autre exemple : les mesures en continu sur les véhicules hybrides rechargeables ont montré qu’il y avait une véritable économie de carburant sur le terrain, par rapport aux hybrides purs. Enfin, sur le plan du design, des solutions de générative design génèrent en quelques minutes les tracés possibles pour toutes les tuyauteries et câbleries d’un véhicule. »
Côté éditeur, S. Legrand : « Le generativ design consiste à alimenter une solution qui au travers de critères imposés (taille, coût, matière, procédés de fabrication, contraintes mécaniques…) proposent toutes les solutions possibles à ce problème. Nous avons par exemple accompagné GM pour optimiser une boucle de ceinture de sécurité. Le generative design a permis de réduire la masse de 40% et passé l’ensemble de neuf à une seule pièce fabriquée en impression 3D. Une démarche qui trouve toute sa place dans le contexte d’un accès limité à la ressource, que ce soit des matériaux, de l’énergie, voire des compétences. Autre exemple : la création d’une nouvelle forme de fourche de vélo pour Decathlon. Dans ce cas, l’objectif est double : valider l’impact de l’IA sur le métier de designer et explorer une nouvelle forme de conception et de fabrication sur mesure de l’utilisateur. Une forme de personnalisation de masse. » Reste à l’humain de sélectionner et de valider les propositions, puis de les optimiser en tenant compte de paramètres souvent non formels.
Qu’est-ce que Nukkai apporte de nouveau en matière d’IA ? « L’IA a souvent un côté boîte noire, c’est-à-dire que l’utilisateur de l’IA ignore bien souvent comment celle-ci a obtenu les résultats qu’elle délivre. Or, nous nous efforçons de construire une confiance en délivrant non seulement des résultats mais aussi leur explication, avec une nouvelle génération d’IA. C’est pourquoi nous avons des clients comme Thalès, DGA dans le secteur de la défense ou du renseignement. D’autres applications dans le domaine de l’aérien, du maritime et de la logistique. »
Pour Renault, l’IA demain ? « Elle va déborder le cadre de l’ingénierie et se généraliser à d’autres métiers. On se réorganise avec une division « Ampère » qui doit tirer la partie électrique, avec une section de spécialistes dédiés à l’IA qui va innerver toute l’entreprise. »
JB. Fantun, vos clients ont-ils des attentes précises ? « Leur intérêt se dirige vers des solutions très collaboratives avec les utilisateurs et capables de proposer différents scénarios répondant à des situations très complexes, pour lesquelles sans IA on mettait une semaine voire 10 jours pour aboutir à un seul résultat. Résultat que l’on ne remettait pas en cause vu l’effort demandé. Alors que l’IA délivre une solution en 2 heures, que l’on peut beaucoup plus facilement rejouer avec de nouvelles hypothèses et bénéficier ainsi d’une aide à la décision très puissante. »
Faut-il avoir peur ? Récemment Elon Musk et un millier d’experts de l’intelligence artificielle ont défrayé la chronique en proposant une « descente d’un cran dans la course dangereuse vers d’imprévisibles boîtes noires, toujours plus grandes, développant de nouvelles capacités ». Rajoutons que ChatGPT a passé avec succès l’examen de médecine américain. Des métiers, y compris dans le domaine de l’ingénierie ne risquent-ils pas de disparaitre ?
Tous les intervenants sont d’accords : la confiance dans les algorithmes est essentielle. Le processus pour y arriver c’est qu’il faut être capable de vérifier leur validité. JB Chancerelle : « On doit être en mesure de démêler le vrai du faux, comme on le ferait avec un raisonnement humain. Et puis n’oublions pas que dans le cas d’un design de pièce créé par une IA, par exemple, les industriels conservent leurs procédures traditionnelles de tests, de simulation pour la valider. »
S. Legrand : « il ne faut pas se leurrer, l’IA va faire disparaitre des métiers comme cela est déjà arrivé, et faire évoluer ceux de techniciens et d’ingénieurs. Les industriels ne peuvent plus se baser sur l’innovation incrémentale ou adjacente. Ils doivent opter pour une démarche transformative aidée par l’IA pour gérer cette dimension sociale et les activités de demain. On sait que 10 à 20 % des investissements dans l’innovation transformative vont générer les 70 à 80 % des résultats de demain ! Sans compter le fort besoin d’innovation qui s’accélère car le cycle de vie des produits a fortement diminué ces dernières années. Enfin, la limitation des ressources nous pousse à considérer l’IA comme indispensable pour y répondre. »
L’IA dans le domaine du manufacturing, c’est un copain expert à côté de chaque designer pour innover ? JB. Chancerelle : « j’imagine dans 5 ou 10 ans, ou beaucoup plus proche peut être, le chef de projet qui doit développer par exemple un quadricycle, va taper sur son ordinateur son problème en mode textuel, avec une interface qui lui posera quelques questions supplémentaires. Avant de lui délivrer différentes solutions. La partie créativité restera dans la manière de s’interfacer avec l’IA. »
Mais il reste à trouver des solutions d’intelligence artificielle moins datavore, et moins énergivore. L’IA consomme énormément de ressources de calcul, et donc beaucoup plus d’énergie qu’un simple moteur de recherche comme Google. Pour le représentant de Renault, cela pousse à explorer l’IA symbolique ou des approches hybrides, et « peut être à théoriser mathématiquement le plus simplement possible nos règles métiers et bases de connaissances pour les intégrer dans une IA plus en adéquation avec nos exigences de sobriété ». Pour S. Legrand : « la question de maturité des industriels reste à approfondir. Il ne faut pas confondre les applications comme ChatGPT et un outil de generativ design ou d’autres outils permettant d’automatiser des tâches multiples. Enfin il est nécessaire de repenser les process employés jusqu’à maintenant pour une innovation plus performante. »
Conclusion, nos trois experts restent totalement confiants vis-à-vis de l’intelligence artificielle. L’humain restera toujours au centre, pour préparer les données indispensables aux IA, valider les algorithmes, poser convenablement son problème et ses contraintes et surtout apporter sa couche de créativité.