L’Intelligence Artificielle est à la mode et semble capable de résoudre seule tous les problèmes, même en ingénierie ! Mais à bien y regarder, l’introduction d’intelligence dans les modèles n’est pas si nouvelle que ça. En revanche, les algorithmes d’IA permettent de traiter efficacement les flots de données que l’Internet des Objets promet de faire remonter vers les bureaux d’études, et d’aider les concepteurs à optimiser leurs produits, en analysant très rapidement une multitude de scénario de conception, leur dégageant ainsi du temps pour innover. Mais une chose est certaine, l’IA a besoin de l’expertise de l’homme !
Quel ingénieur n’a jamais rêvé d’avoir un ordinateur auquel il fournirait les grandes lignes d’un futur produit, ainsi que ses idées d’innovation, données que la machine se chargerait d’habiller en respectant l’état de l’art des technologies et les savoir-faire de l’entreprise ? Le rêve d’une vraie Conception Assistée par Ordinateur en quelque sorte, où la 3D ne serait que le résultat visible de toute une démarche intellectuelle. Une promesse que l’introduction des technologies d’Intelligence Artificielle (Machine Learning, Deep Learning, Supervised Learning, IA Symbolique…) dans la CAO pourrait en partie tenir.
L’IA n’est pas à proprement parler une technologie nouvelle. Dès la fin des années 40, Alan Turing, brillant mathématicien britannique, dont les travaux pendant la seconde Guerre Mondiale pour décrypter les codes allemands sont aux fondements de l’informatique, se posait la question de savoir si une machine pouvait ‘‘penser’’ et proposait le Test de Turing pour le valider. Des travaux qui seront repris par John McCarthy et Marvin Lee Minsky, au sein du Groupe d’Intelligence Artificielle du MIT, et qui déboucheront dès 1958 sur le langage de programmation Lisp, qui servira de base de développement aux nombreuses recherches menées sur l’IA pendant des décennies. Il trouvera même des applications en CAO, par exemple chez Autodesk, avec le langage AutoLisp intégré à AutoCad 2.18 en 1986.
L’IA dans l’auto et l’aéro
« La création de Template pour stocker de l’intelligence dans les modèles et l’utilisation de la conception générative sont maintenant de rigueur dans l’automobile et l’aéronautique. Ainsi Toyota, depuis le début des années 2000, a développé une panoplie de Templates dédiés à des applications bien précises, qui stockent dans le modeleur les règles du métier pour éviter au concepteur de nombreuses actions répétitives. Il a ainsi réduit son cycle de développement de 5 à 2 ans. Mais d’autres secteurs sont moins avancés tel celui de la construction. Il faut dire qu’ils travaillement rarement deux fois sur un projet similaire. Mais nous avons par exemple un partenariat en cours dans ce sens avec Bouygues Construction », constate Olivier Sapin.
Une IA omniprésente
Depuis, l’IA s’est diffusée dans de multiples applications industrielles. « Les premières applications portaient essentiellement sur l’aide à la logistique et à la Supply Chain, puis à la maintenance préventive. Aujourd’hui on trouve des ‘‘bots’’, des agents conversationnels, qui permettent d’optimiser l’ingénierie de conception et d’industrialisation », rappelle Antoine Couret, Président du Hub France IA, dans une interview à l’occasion du salon Global Industrie (17 au 20 mai) qui disposera cette année d’un Village IA.
« L’IA consiste à mettre en œuvre des techniques visant à permettre aux machines d’imiter une forme d’intelligence réelle. Elle comporte deux sous-niveaux : le Machine Learning, qui est la capacité d’apprendre à partir de données en utilisant des algorithmes (Decision Tree, Support-Vector Machine -SVM, Transformation de Fourrier, Méthodes des moindres carrés…) pour effectuer des analyses descriptives, prédictives ou préventives ; le Deep Learning, qui est une discipline d’apprentissage machine, combinant des méthodes basées sur les réseaux neuronaux », détaille Thierry Massé, directeur technique de PTC. Certains éditeurs parlent même de Supervised Learning, quand le réseau de neurones apprend à partir d’une base d’exemples déjà effectués.
Dans ce contexte, l’IA doit être considérée comme un moyen de faciliter la transformation numérique des entreprises, par l’utilisation d’algorithmes sophistiqués conçus pour des tâches prédéfinies.
« L’IA est effectivement au cœur de la transformation numérique des entreprises pour qu’elles soient plus efficaces. Pour nous, cela passe par la mise en place de jumeaux numériques qui rassemblent : le modèle de représentation 3D, les modèles scientifiques pour faire de la simulation, les données du monde réel et l’IA pour les traiter, les hommes et leur mécanique de collaboration », explique Morgan Zimmerman, directeur de la marque Netvibes chez Dassault Systèmes.
Intégrer de l’intelligence dans les modèles
Si tous les aspects modélisation du produit et de son comportement, ainsi que la modélisation du fonctionnement des entreprises sont largement maitrisés par une pléiade d’éditeurs, les entreprises croulent aujourd’hui sous une montagne de données qu’elles ne savent pas exploiter. Une situation qui ne fait que s’aggraver depuis que l’Internet des Objets (IoT). « C’est pourquoi nous proposons à nos clients de les aider à transformer leurs données du monde réel en évidences. Pour cela, il ne suffit pas de détecter des signaux faibles dans un flot continu de données. Il faut leur donner les clés pour comprendre les éléments de contexte et de preuve, qui permettent de les interpréter. Mais il leur faut aussi capitaliser sur leurs données historiques, en créant des Templates exprimant leurs savoir-faire, pour en faire un patrimoine exploitable. Et l’utilisation de l’IA se révèle indispensable pour extraire de l’intelligence de ces contenus. C’est d’ailleurs pourquoi, afin d’accélérer la formalisation des ontologies (ensemble structuré des termes et concepts représentant le sens d’un champ d’informations), nous avons fait l’acquisition en juillet 2020 de la start-up française Proxem, spécialiste de l’analyse sémantique qui, à partir d’un corpus de données, génère des ontologies lexicalisées multilingues », constate Morgan Zimmerman.
Cette remontée des données du monde réel vers l’ingénierie est au cœur de l’offre de tous les éditeurs de PLM. « Grâce à notre plate-forme ThingWorx, nous avons ajouté dans Creo des algorithmes d’IA pour qu’il comprenne les informations venant de capteurs IoT. Cela permet de récupérer des données fiables, de les harmoniser et de bien les gérer, afin de proposer à nos clients une Intelligence Artificielle Appliquée (IA²) pour répondre à leurs problématiques », ajoute qu’à lui, Thierry Massé.
Mais générer rapidement des ontologies ne suffit pas, si on n’a pas mis en place une gouvernance pour en assurer la traçabilité. Si vous prenez une décision sur un produit qui est certifié en étant guidé par un outil intégrant de l’IA, il faut savoir quelle version du moteur a été utilisée et sur quels jeux de données il a été entrainé pour son apprentissage. « C’est le seul moyen pour avoir un niveau de confiance suffisant dans ces outils pour travailler sereinement. » constate Morgan Zimmerman
L’impact de l’IA sur l’infrastructure
L’arrivée de l’IA, notamment pour faire face au traitement des données remontant du terrain, impose une adaptation des infrastructures matérielles. « Beaucoup d’applications migrent vers le Cloud sous forme SaaS pour faire face à une charge très variable en entrée. De même, en fonction du type de données à traiter (hétérogènes, structurées, non-structurées…), il faut être capable de travailler avec différents types de bases de données, pour les exploiter au mieux. C’est ainsi qu’à côté des classiques BD SQL (MS SQL, PostgreSQL…), on retrouve de nouveaux types de BD, InfluxDB pour les Time Series Data, des bases orientées graphes (MongoDB, Neo4j…), des bases mémoires (H2…). De fait, le logiciel se coupe en morceaux, des micro-services, réalisant tout ou partie d’une fonction, qui sont regroupés dans des containers (dockers) pilotés par un orchestrateur comme Kubernetes », explique Thierry Massé.
Les réseaux de neurones sont aussi en pleine évolution. On parle ainsi de PINS (Physics-Informed Neural Networks), qui sont censés faire de l’apprentissage en suivant des règles physiques, telles les équations de Navier-Stokes en mécanique des fluides. On retrouve ce genre d’outils par exemple dans la start-up britannique Monolith AI. « On regarde ce genre d’outils pour voir si on pourrait le généraliser. Mais, là encore, il nécessite une base de données de calcul importante, qui ne doit pas être trop éloignée de ce qu’on veut étudier. Si pour chaque cas particulier, il faut refaire une base de données de calcul, au final le gain sera faible », tempère Denis Tschumperlé, responsable des outils de CFD et d’optimisation chez Siemens Digital Industries Software.
Déjà de multiples applications
Quasiment tous les logiciels de conception disposent déjà d’applications intégrant de l’IA, sans forcément la mettre en avant. Ainsi chez Siemens DIS, l’interface utilisateur de NX est adaptative. « Notre interface intègre du Machine Learning pour apprendre la façon dont chaque concepteur utilise son logiciel, afin de mettre en avant les commandes dont il se sert le plus dans son métier. Le but n’est pas de devenir minimaliste, mais de lui faire gagner du temps », explique Denis Tschumperlé.
On tend effectivement vers de plus en plus d’intelligence embarquée dans les outils d’ingénierie. A la fois pour améliorer le confort d’utilisation et augmenter la productivité, comme avec cette interface adaptative, mais aussi pour guider le concepteur au quotidien dans son travail.
« L’IA nous permet d’assister le concepteur dans ses tâches les plus répétitives et fastidieuses telle la mise en place des PMI (Product Manufacturing Information) sur un modèle », précise Pascal Devatine, responsable produit chez Siemens DISW. « Dans ce cas, l’IA vérifie que les PMI ajoutées au modèle respectent les ‘‘best practices’’ et sont correctement définies. Nous avons pour cela développé une approche à base de règles complétée par du Machine Learning, qui permet de suivre à la fois de manière automatisée et assistée l’évolution du modèle durant toute la phase de conception. » C’est pourquoi l’éditeur parle maintenant de NX AI Enabled Design.
Petit vocabulaire de l’IA
IA : ensemble des concepts mis en œuvre pour réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine.
Machine Learning : approche mathématique donnant aux ordinateurs la capacité d’apprendre à partir de données, afin de résoudre des tâches sans avoir été explicitement programmés.
Deep Learning : ensemble de méthodes d’apprentissage automatique servant à modéliser des données avec un haut niveau d’abstraction.
IA Symbolique : courant autrefois majeur de l’IA, reposant sur une représentation symbolique, régie par des règles explicites, du raisonnement humain.
Réseau de neurones : un système perceptif dont la conception est inspirée du fonctionnement des neurones biologiques.
Pour la forme, les matériaux et les process
Une aide intelligente qui va aussi assister le concepteur dans ses choix de matériaux et de process de production. Par exemple, la fabrication additive induit des contraintes qui impactent la tenue en fatigue d’une pièce, en fonction de sa microstructure métallurgique, sa porosité, des contraintes résiduelles, des états de surface obtenus… « Nous avons dans ce cas couplé la CAO et une simulation intelligente, qui est nourrie par une multitude d’essais physiques, de manière à prédire la durée de vie de la pièce. Le recours à des réseaux de neurones permet d’exécuter très rapidement et à moindre coût, l’analyse de la variabilité pour guider le concepteur vers une solution optimum », explique Pascal Devatine.
Mais attention à ne pas idéaliser le recours à l’IA en ne s’intéressant qu’au gain de temps sur la simulation. Il ne faut pas oublier que derrière un réseau de neurones, il y a des bases d’exemples qu’il a fallu créer à partir d’une multitude d’essais en laboratoire, puis de simulations numériques, ce qui est à la fois long et coûteux. L’IA n’est pas magique ! Il faut voir au cas par cas si elle apporte un réel gain par rapport à la simulation numérique traditionnelle.
Par contre, l’IA peut s’avérer intéressante pour effectuer de la réduction de modèles, si l’on ne s’intéresse qu’à une seule information (déformée, perte de charge…) dans un gros modèle. « On a ajouté le Machine Learning aux cinq méthodes traditionnelles que l’on proposait dans notre outil de simulation système Amesim. Elle présente l’intérêt d’être à la fois universelle, pas de restriction sur la source de données que l’on veut traiter, et très rapide », explique Denis Tschumperlé.
L’IA trouve aussi un champ d’application intéressant dans la phase amont d’un projet, quand il s’agit de définir l’architecture d’un produit, à l’aide d’outils de simulation 0D, 1D. Les systèmes complexes peuvent être définis par un assemblage de multiples briques fonctionnelles permettant de satisfaire les exigences, afin d’arriver à l’objectif attendu. L’IA peut aider le concepteur dans le choix de l’architecture optimale en analysant très rapidement la combinatoire entre les multiples briques.
Conception générative : IA ou pas ?
Autre grand type d’application, la conception générative, même s’il existe un débat pour savoir si l’optimisation topologique, c’est de l’IA ou non. « L’intégration de Frustrum dans Creo permet de créer de manière autonome une géométrie de pièce optimisée en fonction des contraintes fonctionnelles que l’on souhaite satisfaire, à partir d’un ensemble d’exigences de conception (encombrement, contraintes techniques, cas de charge…). La demande pour les outils de conception générative se renforce avec la montée en puissance de l’impression 3D qui autorise la création de formes originales permettant de mettre de la matière juste où c’est nécessaire », explique Thierry Massé. « L’optimisation topologique fait le plus souvent appel à ce que l’on appelle des solveurs-adjoints. Ils calculent des gradients pour donner l’influence d’une modification de géométrie sur un résultat, puis itèrent les calculs jusqu’à ce qu’ils convergent. Il n’y a pas d’apprentissage, dont ce n’est pas de l’IA », affirme, quant à lui Denis Tschumperlé.
« Outre la fabrication additive, nos outils de conception générative sont aussi capables d’optimiser des pièces usinées, moulées ou forgées, car nous y avons inclus des moteurs de règles et de simulation intégrant ces intelligences métier collectives. Enfin, nos outils de conception générative sont aussi utilisables en liaison avec les outils de mécanique des fluides de notre gamme Simulia pour, par exemple, optimiser le guidage de veines fluides », ajoute de son côté, Olivier Sapin, directeur de la marque Catia chez Dassault Systèmes.
Mais ces applications de conception générative, restent très axées sur l’optimisation de la géométrie des pièces, en fonction du matériau et du process de fabrication retenus. On pourrait rêver d’applications qui, en fonction du cahier des charges technique, fonctionnel et économique, préconiseraient au concepteur un choix de matériau, de mode de production et une géométrie optimisée. La conception générative deviendrait alors de l’ingénierie générative. « Nous y travaillons, car nous avons dans notre offre la marque BioVia qui travaille sur les nanostructures des éléments, qu’il s’agisse de biologie ou de matériaux. Les premières applications pourraient être dans la chimie des batteries de véhicules électriques », révèle Olivier Sapin.
Mais plus terre à terre, les chaussures Crocs commencent à travailler sur ce sujet pour développer de nouveaux modèles utilisant de nouveaux matériaux à la fois résistants, légers, faciles à produire et respectueux de l’environnement.
IA, une aide à l’innovation ?
On peut légitimement se poser la question de savoir si l’utilisation d’outils d’IA en conception, qui apprennent de l’expérience du passé et du présent, ne risque pas de scléroser l’innovation. « C’était la crainte au début, mais l’expérience des premiers utilisateurs a vite montré que c’était le contraire. Alors que l’ingénieur ne pouvait, avec des outils traditionnels de conception et de simulation, tester qu’un ou deux concepts, l’arrivée de l’IA lui permet d’en tester très rapidement des centaines voire des milliers, pour optimiser ses projets. Cela ouvre aussi la porte à l’innovation, en lui dégageant du temps pendant lequel il peut réfléchir à de nouveaux concepts. Mais son inventivité reste clé », estime Olivier Sapin.
C’est par exemple ce qu’on fait les ingénieurs de Tesla sur la caisse de leur modèle Y. Alors que traditionnellement le soubassement arrière d’une caisse en blanc est un assemblage soudé de 70 pièces en tôles d’acier embouties, celui de son nouveau modèle est constituée d’une seule pièce injectée en aluminium !
Du CAD vers le CAD
En résumé, la conception intelligente, ce n’est pas que de l’IA, mais un ensemble d’outils tirant parti de l’état de l’art d’un métier et des savoir-faire de l’entreprise, qui est mis à la disposition du concepteur pour l’assister et le guider dans ses choix, parmi lesquels l’IA à une place grandissante. Mais il ne faut pas oublier que derrière l’IA, il y a forcément une expertise humaine, que la machine doit assimiler, ce qui peut être long et coûteux. Son utilisation doit donc être évaluée au cas par cas.
Il y a encore un long chemin pour passer du CAD (Computer Aided Design) actuel au CAD (Cognitif Automated Design) qui augmentera la performance des ingénieurs en les guidant dans l’optimisation de leurs projets.